Carte postale
Mugunga est une petite bourgade située au pied du célèbre volcan Nyiragongo, à vingt minutes de voiture à l’ouest de la ville de Goma, sur la route qui mène vers les territoires de Masisi et Walikale au Nord-Kivu, ou encore le territoire de Kalehe au Sud-Kivu. Il y a quelques années seulement, Mugunga, qui est un pan du parc des Virunga, était pratiquement inhabitée. C’est à peine que l’on pouvait y compter un millier d’autochtones, dont l’activité principale était l’agriculture, le petit élevage, et la chasse.
En 1994, à la suite de l’afflux massif des réfugiés rwandais, un bon million d’entre eux s’y étaient installés. En seulement quelques mois, l’endroit avait pris les allures d’une véritable ville, à ceci près qu’il n’y avait pas une seule maison en matériaux durables. Mais les avenues étaient tracées et avaient des noms, l’eau courante était disponible à plusieurs points, avec de gigantesques citernes, des marchés étaient organisés … Cela dura deux ans, car en 1996, la guerre de l’AFDL de feu Laurent Désiré Kabila et ses alliés rwandais conduisit au démantèlement du camp. La plupart des réfugiés rwandais retournèrent bon gré mal gré au Rwanda, tandis que des milliers choisirent de poursuivre la fuite vers le profond Congo, à travers l’immense forêt équatoriale.
Aujourd’hui, Mugunga s’est complètement métamorphosée. Elle est en passe se fondre dans la ville de Goma dont la poussée démographique occasionnée surtout par des années de guerres et de conflits à l’intérieur du pays est impressionnante. C’est le lieu de prédilection de tous ceux qui peuvent encore acquérir une parcelle de terre pour construire, étant donné qu’à Goma, ville atypique mais touchée elle aussi par la spéculation – le capitalisme assaille le monde de toutes parts – les parcelles sont devenues trop chères.
Visite aux nouveaux déplacés en provenance de Masisi
Trêve des préliminaires… Je me suis rendu à Mugunga dimanche dernier (le 6 mai 2012), non pas pour y acheter une parcelle, moins encore pour y admirer de plus près l’intimidant volcan Nyiragongo, mais pour me rendre compte de l’arrivée de la nouvelle vague des déplacés de Masisi suite aux affrontements entre les Forces armées de RDC (les FARDC) et les militaires insurgés fidèles au Général Bosco Ntaganda. (Il faut savoir que Mugunga abrite depuis trois ans quelques milliers de déplacés essentiellement originaires des territoires de Masisi et de Rutshuru, qui avaient fui leurs villages à l’époque de la rébellion du Congrès national pour le Défense du Peuple de Laurent Nkunda, et qui n’ont jamais pu ou voulu retourner).
Des milliers de déplacés qui ont fui les récents affrontements dans le Masisi sont répartis dans plusieurs sites (Mugunga I, II et III), sans compter ceux qui ont eu la grâce de trouver refuge chez les habitants ou dans des églises et des écoles de la place. Je n’ai pu me rendre qu’à deux endroits : le camp de Mugunga III, à 1500 mètres de la route, vers le volcan, et le groupe de l’église CEPAC aux environs de Mubambiro. En tout, ce sont quelque 3 000 personnes qui sont regroupés dans les deux sites.
Un spectacle désolant
A Mugunga III, le responsable du camp m’a expliqué qu’ils avaient enregistré 1.912 personnes. Les plus anciens étaient là depuis une semaine, mais d’autres continuaient d’arriver dimanche. Ils viennent des localités de Sake, Mushaki, Rubaya, Kitshanga, Mweso, et autres.
Ils passent la nuit à la belle étoile, et les plus chanceux ont pu trouver une place dans des pavillons en bâche ou devant les salles de classe d’où ils ont été chassés par les responsables des écoles. Un homme m’a expliqué, les larmes dans les yeux, qu’on l’avait battu la veille parce qu’il avait pris la place d’un autre, plus costaud, sous une maisonnette en planches pour lapins. La maisonnette qui fait à peine 80 centimètres de large sur 6 mètres de longueur, et dont les piliers en madriers s’élèvent à quelque 70 centimètres de hauteur, sert de toit de fortune à une dizaine d’hommes (les plus costauds, naturellement).
Dans une paillotte en chaume, j’ai compté une dizaine de familles, avec leurs maigres effets. Pour nombreux d’entre eux, le matelas est déjà un luxe, dans leurs maisons de Masisi. Mais là, ils n’ont même pas de natte, ou une bâche à étaler sur le sol caillouteux de Mugunga. Ils n’ont d’autre choix que de dormir à même le sol, sans couverture pour la plupart, y compris des petits enfants, voire des nourrissons.
Salongo et sa femme Tuyizere sont venus du village de Kibati, avec leurs six enfants âgés entre 10 ans et 9 mois. Ils n’ont pu prendre que leur vieux Kinga (vélo), un sac de vieux linges, et un bidon vide d’une capacité de dix litres. Les six enfants dorment chacun dans sa position, affaiblis autant par les jours et les nuits de marche depuis Masisi que par la faim. Ils n’ont rien mangé depuis deux jours. L’un d’entre eux, une fillette de 7 ans, a les yeux tout exorbités. Son père m’explique dans un demi-souffle que lorsqu’ils ont dû fuir suite aux affrontements, elle était déjà souffrante de malaria, et qu’il a dû l’attacher sur le vélo, au-dessus du sac de linges, pour l’emmener. La mère portait le nourrisson sur le ventre, un enfant sur le dos et un autre sur les épaules. Ils sont arrivés à Mugunga depuis mercredi, et étant restés deux jours durant aux abords de la route, ils ne sont montés à Mugunga III que le dimanche même car on leur disait que là on distribuait de la nourriture. Hélas, ils n’ont rien reçu jusque là.
A mon arrivée, j’ai en effet trouvé une centaine de femmes sur des filles devant un hangar. En me faufilant, j’ai pu entrevoir des agents du camp qui distribuaient quelques vivres (un gobelet d’huile de palme, une mesure de haricots, un peu de sel et de savon). De quoi nourrir un homme pendant – quoi ? – deux jours. C’est une aide d’urgence envoyée par le gouvernement provincial. Dans la foule, des femmes se lamentent. Certaines pleurent. Je m’approche d’elles pour savoir pourquoi. Elles me dévisagent et semblent reprouver le fait que je m’immisce dans leur cercle, comme si elles se doutaient que je sois de ceux qu’elles accusent de profiter de leur infortune. L’une d’elles finit par lâcher : « Nous n’avons pas mangé depuis plusieurs jours. Mais alors que nous pensions que ceci allait nous soulager, voilà que tout est entrain d’être distribué aux gens venus de Goma et aux anciens du camp, qui ne manquent de rien comparés à nous ».
Une autre enchaîne : « Moi, ils ont refusé de m’enregistrer, au motif que je n’ai pas de carte d’électeur. J’en avais une, mais comment veulent-ils que lorsqu’on court pour sauver sa peau on se souvienne de chercher sa carte. C’est inhumain ce qu’ils sont entrain de nous faire. Je préfère rejoindre les autres qui sont allés au Rwanda. Au moins eux reçoivent à manger et ont un abri ».
Alors elles se mettent à parler en même temps. Comme si exprimer sa peine pouvait en atténuer l’intensité. C’est alors que Maria, 52 ans (mais qui paraît en avoir 80) me tire à côté. Elle me chuchote qu’elle est veuve, qu’elle a fui avec ses 6 enfants (dont le plus petit n’a qu’un an), qu’elle a pu leur préparer des légumes (des feuilles des haricots) qu’elle a cueillies dans les champs, mais que les enfants ne parviennent pas à les avaler, parce qu’il n’y a pas de sel. Elle me supplie de lui en donner. Pauvre moi ! Où suis-je censé trouver du sel ? Je l’accompagne voir de mes propres yeux ces enfants dans une salle de classe non loin. Seigneur ! Ils sont là, déshydratés. Ils respirent à peine. Je cours chercher du sel. Je finis quand même par en trouver, avec un bonus de quelques beignets.
Plusieurs autres histoires poignantes me sont racontées par ceux et celles qui les vivent. Je vous en épargne l’horreur. Je veux voir l’endroit où les malades sont soignés. On m’indique une grande bâche, qu’on croirait suspendue sur les pierres volcaniques : c’est ça le dispensaire. Un seul infirmier s’occupe d’une trentaine de patients. Parmi eux, huit femmes qui ont accouché la veille. Le dispensaire ne dispose que de 7 lits en tout et pour tout. Alors elles sont là, à trois sur un même lit –et quel lit ! Marius (c’est le prénom de l’infirmier) m’explique qu’il a dû leur partager des morceaux de draps qui ornaient les matelas pour qu’elles en couvrent leurs bébés. Il m’explique aussi que depuis que ces nouveaux déplacés ont commencé à arriver, le dispensaire (qui relève de la zone de santé de Karisimbi – et qui est donc un dispensaire public) n’a reçu aucune dotation et aucune assistance en médicaments ou en quelque autre chose. Qu’aucune ONG n’était passée par là, et que ces femmes, en plus de n’avoir pas de vêtements ni de médicaments, n’ont pas à manger ou à boire. Qu’il va malgré tout être obligé de leur demander de libérer les lits pour laisser la place à de nouveaux patients.
Je me sens si impuissant. La colère enfle sous ma poitrine. J’en veux à mort à ces politiciens véreux qui ne peuvent pas assurer la sécurité d’une population innocente et longtemps meurtrie par des guerres qui n’ont de cesse à recommencer. J’en veux à ces ONG qui sont là, à Goma, et qui noient des millions de dollars sur le dos de cette population, mais qui sont incapables de soulager rapidement sa misère dans de telles situations. J’en veux ces fonctionnaires onusiens et ces soi-disant autorités qui se baladent en ce moment au bord du lac Kivu, ou qui écrasent, avec leur 4x4, les pauvres piétons et les motards sur les routes délabrées de Goma.
Une agréable surprise, tout de même…
Dans mon tourment, j’assiste pourtant à une action qui va me soulager. Alors que je visite les déplacés entassés dans la cour de l’église CEPAC, le long de la route vers Sake, j’aperçois des queues de femmes et d’enfants, et devant eux des personnes entrain de distribuer des vêtements et des vivres. Une dizaine de jeunes gens de Goma se sont organisés en privé, ont réuni quelques effets et un peu d’argent, et sont venus porter secours à ceux que les fameux humanitaires et le gouvernement semblent avoir oublié. Vianney, l’un de ces jeunes, cadre dans une ONG internationale basée à Goma, me surprend tout particulièrement : il a ôté ses propres sandales pour les offrir à une dame qui a les pieds gonflés et blessés, et qui a du mal à marcher. Comme quoi, il y a dans ce pays des gens qui ont encore un cœur… Mais y en a-t-il assez pour mettre fin à la folie de nos politiciens véreux et de leurs armées de violeurs et d’assassins ? Pas sûr…
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