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Depuis 16 ans (même plus), la guerre et la violence ont-elles fait avancer la cause des Tutsis en R.D. Congo ? |
Le M23 est vu par l’immense majorité des
congolais et de nombreux observateurs comme le successeur, voire la
« réplique », le « déguisement »pur et simple du CNDP
(Congrès National pour la Défense du Peuple), qui a toujours eu comme credo
la défense de la « minorité Tutsi congolaise », tout comme,
avant lui, le RCD (Rassemblement Congolais pour Démocratie) et, dans une
certaine mesure, l’AFDL (Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération
du Zaïre). L’agenda du M23, sa direction et son background ont vite fait
d’intégrer dans cette arènepolitico-identitaire la guerre lancée par ce
mouvement depuis le début de cette année. Mais les Tutsis congolais
trouvent-ils en réalité leur compte dans cette guerre ? L’allégeance aux
Tutsis au pouvoir au Rwanda par des politiciens et des officiers Tutsis
congolais, le recours aux armes et à la violence au nom de la communauté Tutsi
congolaise, servent-ils réellement la cause de cette dernière ? La réponse
à ces questions et à beaucoup d’autres qu’elles induisent valent leur pesant
d’or pour quiconque voudrait mieux appréhender les vraies dynamiques des
guerres répétitives à l’Est de la RDC.
Enock Ruberangabo Sebineza, 54 ans, est le
président ad interim de la communauté Banyamulenge (SHIKAMA) de la République
Démocratique du Congo. Licencié en géographie de l’Institut Supérieur
Pédagogique (ISP/Bukavu), ce notable Tutsi congolais assume depuis plusieurs
années déjà d’importantes responsabilités tant dans sa province d’origine du
Sud-Kivu qu’au niveau national. Il était notamment l’un des délégués de la
société civile du Sud-Kivu au dialogue intercongolais, avant de siéger comme
député national au parlement de transition (2003-2006). Il a aussi été
Président du Conseil d’administration de la Société Sidérurgique de Maluku, à
Kinshasa. Ceux qui le connaissent bien disent de lui que c’est un homme sincère,
sage et respectable. Son
franc-parler lui a valu parfois des incompréhensions de la part de ses
interlocuteurs qui le traitent d'homme dur et opiniâtre. Mais, au sein de l'opinion dans
les deux Kivu, il est surtout considéré comme faisant partie des modérés, des réfléchis.
A la veille du début, à Kampala en
Ouganda, du « dialogue », entre la rébellion du M23 et le gouvernement
congolais – « dialogue » auquel il a été convié en tant que représentant de
leader de la communauté Banyamulenge –, nous l’avons approché pour avoir
sa lecture de la situation, ainsi que, globalement, la position de la
communauté Banyamulenge vis-à-vis de la crise actuelle dans les Kivus.
Jean-Mobert N’senga (J.M.) : Monsieur
Enock Ruberangabo, le M23 prétend entre autres choses militer pour les droits
des Tutsis congolais, et notamment pour l’éradication des génocidaires Hutu
rwandais, en vue de permettre le retour des Tutsis réfugiés du Rwanda, depuis plusieurs années pour certains. Qu’en pensez-vous ?
Enock Ruberangabo (E.R.) : D’emblée,
je vous dirais que l’on se sert tout simplement du nom des Tutsis congolais
pour justifier des choses autrement injustifiables. Nous, les Banyamulenge, nous
nous sommes opposés à cette guerre dès le début, comme nous nous étions opposés
à celle du CNDP de Laurent Nkunda. Comment voulez-vous que l’on prétende lutter
pour le retour de cinquante mille, disons même de cent mille réfugiés, alors
qu’on provoque simultanément le déplacement du double, du triple, peut-être
même du quadruple de ce nombre ? Comment peut-on prétendre servir une
communauté alors qu’on accentue le ressentiment et le rejet à son égard parmi
d’autres populations ? Ces réfugiés Tutsis qu’on voudrait rapatrier
ont besoin de vivre avec leurs frères d’autres communautés, de s’entendre avec
eux, de se réconcilier. Or, la violence et la guerre ne peuvent qu’exacerber la
haine et l’exclusion, susciter le goût de la vengeance, etc.
J.M. : Qui est-ce qui a intérêt à
se servir du nom de la communauté Tutsi congolaise, comme vous le dites ?
Si l’on s’en tient à la guerre que mène le M23, à qui profite-t-elle en fin de
compte ?
E.R.: Ah ! Je ne veux citer
personne. Mais ce qui est certain c’est qu’il y a des individus qui prétendent
lutter pour la cause des Tutsis alors qu’en réalité ce sont leurs petits
intérêts individuels qu’ils défendent. Il y a aussi des pays étrangers, comme
le Rwanda qui instrumentalise nos problèmes pour ses propres intérêts. Et tout
ça retombe sur le dos de toute la communauté qui ne gagne absolument rien dans
ces guerres à répétition.
J.M. : Donc la guerre dans le Kivu
n’a jamais été une affaire de la communauté Tutsi congolaise ou des
Banyamulenge, en tant que tels ?
E.R. : Je n’ai pas dit cela. Ce que
je dis, c’est que la guerre du M23, comme celles qui l’ont précédée ces
dernières années, ne sont pas profitables aux Tutsis congolais, et que ceux qui
la mènent ont tort de vouloir la présenter comme celle de toute une communauté
alors qu’en réalité elle a d’autres causes, d’autres finalités, que les
aspirations de ladite communauté. Si vous rentrez un peu dans l’histoire, on a
tenté de nous dénier la nationalité, en indiquant le Rwanda comme notre patrie.
Mais en ce qui concerne les Banyamulenge, il y a plusieurs générations qui
n’ont jamais eu pour autre patrie que le Congo ; qui ne connaissent pas la
moindre colline du Rwanda, n’y ont pas le moindre lien de parenté connu. La
guerre de l’AFDL de 1996 (dont j'ai participé à la rédaction de ses
premiers textes de création) a été qualifiée de « guerre
des Banyamulenge ». Ce qui est vrai et faux à la fois. Vrai parce que les
Banyamulenge s’y sont réellement investis avec l’espoir qu’avec le renversement
du régime de Mobutu qui leur reniait leur citoyenneté, leur problème pourrait
trouver une solution. Rappelez-vous que les Banyamulenge venaient à peine
d’être officiellement déclarés étrangers le 28 mai 1995, dans une Résolution du
HCR-PT (Haut Conseil de la République-Parlement de Transition, ndlr). Faux, parce que les
Banyamulenge n’étaient pas les seuls à en vouloir à Mobutu. Tout le monde était
fatigué de son régime ; la communauté internationale ne voulait plus de
lui, les pays voisins non plus. En particulier le Rwanda, qui voyait se
concentrer à sa frontière l’armée défaite de Habyarimana ainsi que les
miliciens Interahamwe. Pour le Rwanda, le démentèlement des camps des réfugiés
était une priorité absolue, pour sa propre sécurité. Il y avait donc
convergence d’intérêts, dont celui des Tutsis congolais n’est qu’une
composante. Cependant, à l’aube même de cette guerre, la nuit du
23 au 24 décembre 1996, il va apparaître de sérieuses divergences entre
les Banyamulenge et le Rwanda. Ce dernier avait, au cours de cette réunion
tenue à Butare au Rwanda, et à laquelle j’avais personnellement été convié,
exprimé son intention de faire partir toute notre communauté et de réinstaller nos
familles à Kibuye au Rwanda, sous le prétexte de leur éviter les représailles
par les autres communautés. Nous nous sommes farouchement opposés à cette
déportation/expulsion vers le Rwanda. L’idée nous semblait être du même ordre
que celle du régime de Mobutu de nous expulser de notre terre au motif que nous
n’étions pas des congolais. A l’époque déjà, notre refus d’obtempérer à ce plan
n’avait pas plu aux autorités rwandaises, et je pense qu’elles ne nous l’ont
jamais pardonné. Cette histoire tumultueuse entre nous et les rwandais a
continué après l’arrivée de Laurent-Désiré Kabila au pouvoir, et même à
l’époque du Rassemblement Congolais pour la Démocratie, le Rwanda essayant
toujours de se servir de nos enfants et de nos revendications.
J.M. : Quel est, selon vous,
l’intérêt qu’a le Rwanda à continuer à créer ou soutenir des conflits en
République Démocratique du Congo ?
E.R. : Mais, mon cher ami…, ça
c’est une question qu’il faut poser aux rwandais eux-mêmes ! J’ai
l’impression que pour les rwandais, une République Démocratique du Congo
instable leur est plus avantageuse qu’en paix, réconciliée elle-même, et
engagée sur la voie du progrès. Il y a probablement des motivations d’ordre
sécuritaire : comme diviser les Tutsis congolais et fidéliser une partie
d’entre eux en leur montrant qu’ils n’ont pas meilleur allié, meilleur
défenseur de leurs intérêts que le Rwanda, de sorte que ses propres ennemis n’y
trouvent un terrain de raffermissement de leurs forces pour déstabiliser le
régime au Rwanda.
J.M. : Vous pensez aux officiers
rwandais jadis proches de Kagame qui ont fait défection depuis 2010 ?
E.R. : Oui, bien sûr. Sauf qu’en
plus des considérations d’ordre sécuritaire, il peut y avoir d’autres d’ordre
économique, voire géostratégique. L’Est de la RDC est une région très riche en
ressources naturelles dont le Rwanda a besoin pour son développement. Il y a de
l’espace, et vous savez que le Rwanda est surpeuplé. Enfin, bref : ce ne
sont pas les raisons qui manquent au Rwanda ou à d’autres pays pour
déstabiliser le Kivu. Et se servir des revendications des Tutsis congolais,
c’est un moyen bien facile…
J.M. : Et la menace FDLR ?
E.R. : Les FDLR, malheureusement, c’est
devenu un fond de commerce, voire un faux prétexte pour le Rwanda, une attitude
qui frise la banalisation du génocide des Tutsis. Elles ont commis
pas mal d’exactions, c’est vrai. Mais contre tous les congolais. Je
ne pense pas que les FDLR constituent actuellement une menace sérieuse contre
la sécurité du Rwanda, surtout que la RDC s'était engagée à la neutralisation
conjointe de ces forces négatives mais que le M23 créé par le même Rwanda est
venu arrêter ce processus.
J.M. : Qu’est-ce qui prouve que les
Banyamulenge sont contre la guerre et les immixtions du Rwanda ? Vous
n’avez jamais fait rien qu’une déclaration publique pour dénoncer la guerre ou
prendre des distances avec ceux de vos enfants qui seraient impliqués dans le
M23…
E.R. : Je précise que nous sommes
parmi les rares communauté du Nord et Sud-Kivu qui n'ont aucun membre dans
cette pseudo-rébellion qu'est le M23. Toute la Communauté a rejeté ce projet
initié par Kigali, elle est contre la guerre, et contre l’utilisation de nos
revendications, du reste fondées, par le Rwanda. J’ai déjà eu à le dire
plusieurs fois, c’est connu. Auparavant, j’avais publiquement dénoncé la guerre
de Bukavu par Laurent Nkunda et Jules Mutebutsi, etc. S’il y a, parmi nos
frères politiciens, ceux qui gardent silence, cela ne veut pas dire forcément
qu’ils cautionnent la guerre du M23. Ceux qui ont un jour ou un autre travaillé
avec le Rwanda ont gardé en eux une sorte de peur noire vis-à-vis de ce pays,
et cela explique peut-être leur réserve. Mon franc-parler à moi me vaut souvent des incompréhensions, ce
qui est aussi parfois normal. Les gens pensent que je suis
suicidaire. Rappelez-vous par exemple le plan du M23 de prendre la cité d’Uvira,
vers le mois d’avril ou de mai. Eh bien, ce sont les militaires
FARDC issus de notre communauté qui, bien sûr avec leurs compagnons d’autres communautés, ont
fait capoter le plan du colonel Bernard Byamungu et qui ont fini par
l’arrêter.
J.M. : Les conséquences de la
violence permanente dans le Kivu sont incommensurables pour l’ensemble de la
population dans son ensemble. Qu’en est-il en particulier pour les Tutsis
congolais et les Banyamulenge ?
E.R. : Ecoutez, dans cette guerre
les Tutsis sont doublement perdants. D’abord, nous subissons la guerre et la
violence comme les membres des autres communautés : tueries et autres
violations, déplacements, exile, pauvreté, etc. Ensuite nous subissons
l’indexation du reste des 60 millions des congolais, qui nous désignent
collectivement comme étant à la base de tous leurs malheurs : des
accusations de toutes sortes, la méfiance, le mépris, la haine, et parfois même
la violence, sont dirigées contre les Tutsis. Donc la guerre ne fait qu’empirer
notre situation et notre condition. Elle entretient cette marginalisation que
des gens prétendent combattre. L’allégeance de certains de nos frères (y
compris des Hutu congolais, d’ailleurs) avec le Rwanda renforce malheureusement
le sentiment parmi les autres communautés que nous ne sommes pas suffisamment
des congolais, que nous complotons contre le Congo, etc. Or, il est toujours
impossible pour le commun des gens de faire la différence entre les personnes
qui sont individuellement à la base de ces choses, et la majorité des Tutsis
ordinaires qui souvent n’ont rien à faire avec les intrigues politiciennes et
militaires. Comment, dans ces conditions, espérer faire retourner cinquante
mille réfugiés Tutsis sur leur terre ? C’est tout simplement satanique. Je
ne sais pas si nos frères qui prétendent faussement défendre notre cause
réalisent le tort qu’ils causent injustement à toute une communauté, alors même
qu’ils savent que depuis la nuit des temps on a déjà diabolisé le Tutsi, et que
la violence infligée aux autres communautés est vécue par elles comme une
humiliation qui appelle la haine et la vengeance,...
J.M. : Avez-vous le sentiment que
les craintes, les conditions, et la position des Banyamulenge sont partagées
par les autres Tustis congolais, en particulier ceux du Nord-Kivu ?
E.R. : Malheureusement pas encore,
sauf certains d'entre eux. Nos frères du Nord-Kivu sont moins enclins à
marquer des distances avec le Rwanda, pour des raisons à la fois historiques et
géographiques. Nous, nous sommes établis depuis très longtemps assez loin de ce qui était devenu
plus tard la frontière avec le Rwanda, le Burundi, voire la Tanzanie d’où nos
ancêtres seraient venus. Nous n’avons pratiquement plus de lien avec ce
pays ; nous en sommes presque complètement coupés. Nos enfants qui ont
aidé le FPR à prendre le pouvoir sont depuis retournés au Congo par l'AFDL.
Tandis que pour le Nord-Kivu, les choses sont différentes. Il y a cette
proximité géographique, qui fait que les cordons n’ont jamais été coupés avec
le Rwanda. Ce qui est normal, d’ailleurs. Mais en plus, il y a comme une
survivance de la féodalité ; une sorte de dépendance séculaire et de
docilité de la part des Tutsis congolais du Nord-Kivu à l’égard de ceux du
Rwanda, une
allégeance. Du coup, nous devons nous faire à la fois à l’incompréhension de la part
de nos frères Tutsis du Nord-Kivu, et aux soupçons permanents de la part de nos
frères congolais des autres communautés.
J.M. : Monsieur Ruberangabo, vous
avez été convié à assister aux pourparlers qui commencent bientôt entre le
gouvernement congolais et le M23. Comment voyez-vous l’issue de cette
crise ? Croyez-vous que quelque
chose de consistant et de durable sortira de ce dialogue ?
E.R. : Je crois que l’évolution des
discussions va imposer une issue, même inattendue. Mais de toute manière, la
solution passera par ce que Kagame et Kabila conviendront, car Makenga et
Runiga ne sont rien. Remarquez qu’il y a autant d’intérêts, autant d’agendas
qu’il y a d’acteurs. Je ne pense pas qu’au sein du M23, Makenga poursuit le
même but que Kamabasu Ngeve, ou que Runiga a les mêmes objectifs que Rucogoza.
Pensez-vous vraiment qu’un type comme Runiga se bat pour la bonne gouvernance au
Congo ? Que dire de la crédibilité d’un Kambasu Ngeve, qui passe
constamment d’un camp à un autre ?
Propos recueillis à Munyonyo (Ouganda),
le 6 décembre 2012, par Jean-Mobert N’senga. Tous droits réservés.
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