Des personnes fuyant des combats à l'Est de la RDC |
C'est en ces termes que Mariya, la cinquantaine révolue, me parlait avec beaucoup d'anxiété dans la voix, de la situation qui s'observe dans son village situé près de Rushebere, dans le territoire de Masisi. Depuis quelque trois semaines en effet, des mouvements assez importants de civils de l'ethnie Tutsi qui quittent leurs villages dans ce territoire pour aller se réfugier au Rwanda inquiètent les membres d'autres communautés, et les spéculations vont bon train sur les raisons de cet exode mono ethnique.
Préparation du "pire" ?
Corroborant le témoignage de Mariya, Célestin, un habitant de Mushaki m'a confié : "Ce sont surtout les femmes, les vieillards et les enfants qui partent. Les jeunes et les hommes restent. C'est notamment eux qui continuent de garder leurs nombreuses vaches. Tout le monde se demande pourquoi. Nous craignons qu'ils ne soient entrain de mettre leurs femmes et leurs enfants à l'abri en préparation de quelque chose d'horrible. Comme cela, ils pourront tuer tout celui qu'ils trouveront sans réfléchir deux fois". En tout cas, à Masisi, tout le monde y va de son analyse. Ce qui est certain, c'est que tout le monde parmi les Hunde et les Hutu est inquiet par cette situation. D'autant plus que d'après les mêmes témoignages, les raisons selon lesquelles les Tutsis fuiraient la persécution dont ils seraient victimes de la part des miliciens FDLR, Ntatura et autres Maï-Maï sont infondées. "Il n'y a pas eu la moindre attaque des milices contre notre village depuis des mois, pourtant la majorité des Tustis en sont partis ces derniers jours", a attesté Gahungu, un jeune étudiant originaire de Rubaya. Et de renchérir : "la sécurité n'est pas totale, certes, mais il est erroné de dire que les Tustis seraient spécialement visés ou pourchassés".
Les médias rwandais proches du pouvoir de Kigali ont relayé la nouvelle de cette arrivée massive de nouveaux réfugiés congolais sur leur territoire, arguant qu'ils fuiraient des persécutions dont ils seraient l'objet de la part des militaires FARDC et de "leurs complices FDLR et Maï-Maï" qui les accuseraient d'être de connivence avec le M23. Certains seraient pourchassés du fait simplement de leur tribu et de leur langue. Quelque 500 à 1000 familles auraient ainsi atteint le Rwanda depuis le début du mois de décembre. Un campement a été installé à un pas de la frontière rwandaise de Gisenyi (la Corniche, dite aussi Grande Barrière) pour recevoir ces réfugiés. Par la suite, des camions du HCR font plusieurs rotations par jour pour les acheminer vers le camp de transit de Nkamira, situé à une trentaine de kilomètres de la frontière, sur la route de Kigali.
Côté congolais, ces réfugiés sont enregistrés par deux agents avant de pouvoir passer la barrière. Chaque jour, ce sont plusieurs dizaines de réfugiés qui arrivent, par moto ou par véhicule, avec matelas, valises, ustensiles de cuisine et autres biens sur le dos.
Silence radio côté congolais
La situation a beau être préoccupante, personne n'en a encore rien dit côté congolais, que ce soit les autorités politico-administratives ou les acteurs de la société civile. On fait comme si de rien n'était. Pourtant les inquiétudes des autres habitants de Masisi sont à mon sens fondées. De fait, le départ de leurs voisins Tutsis n'est pas une bonne chose, surtout si réellement les raisons avancées pour justifier ces départs sont fausses. Quiconque connaît les horreurs qui ont déjà eu lieu dans ce territoire et qui ont toujours eu un caractère ethnique ne peut pas juger excessive la crainte que ces départs aient pour conséquence de permettre dans les prochains jours des attaques indiscriminées contre les populations civiles restantes.
L'on se rappellera qu'au mois de février 2012, lors de la défection du général Bosco Ntaganda et ses fidèles et de leur retrait dans les hauteurs de Mushaki, alors que la plupart des membres d'autres communautés qui fuyaient les combats s'étaient contentés de s'installer à Mugunga, près de Goma, la communauté Tutsie avait elle choisi de se réfugier directement au Rwanda, prétextant que leur sécurité dans le camp de Goma ne serait pas assurée. De manière presque systématique, des véhicules allaient les chercher à Sake et les acheminer tout droit vers la grande barrière. Ils sont par la suite allés gonfler le chiffre des réfugiés congolais qui se trouvent dans le camp de Kihembe au sud du Rwanda depuis plusieurs années.
Exile, retour ou déportation ?
Les autorités congolaises regardent cette situation avec insouciance. Pourtant elle est extrêmement dangereuse et devait être gérée avec beaucoup d'attention. En effet, ils ne sont pas rares les Congolais de Goma qui s'amusent à lancer à ces personnes : "partez, vous ne faites que retourner chez vous !". Pour ces extrémistes (ou ces ignorants, c'est presque pareil), l'explication de ce départ "facile" vers le Rwanda est simple : ils se sentent rwandais, ils sont libres d'y retourner, l'on devrait s'en féliciter, pourvu qu'ils ne reviennent pas plus tard...
D'autres analystes voient dans ce phénomène une machination du Rwanda. Thèse plus crédible à mes yeux. Si des populations rwandophones (Tutsies, plus précisément) fuient en masse le Congo pour se réfugier au Rwanda, cela prouve plusieurs choses à la fois :
1. Qu'ils sont plus en insécurité que d'autres. La propagande qui accompagne ce mouvement s'efforce de créditer l'argument selon lequel les autorités civiles et militaires congolaises encouragent ou procèdent à la persécution des Tutsi congolais, de sorte qu'ils n'ont d'autre choix que de s'exiler. Politique discriminatoire, tentative de leur nier leur nationalité, etc. En conséquence, la lutte des mouvements d'autodéfense (comme le CNDP, le M23) est légitime et fondée.
2. Que les milliers de réfugiés congolais (Tutsis) établis au Rwanda est impossible : ceux qui ont osé rester ou retourner au Kivu reviennent au Rwanda, donc les autres ne peuvent pas y retourner. Leur sécurité n'est pas garantie.
3. Les FDLR sont toujours actifs : non seulement nuisibles - ils visent les Tutsis congolais et poursuivent leur oeuvre génocidaire entamée en 1994 au Rwanda - mais aussi ils ont le soutien (ou la tolérance) des autorités congolaises.
Tous ces éléments renforcent les calculs du Rwanda et affaiblissent le gouvernement congolais, qui pourtant peine à s'en rendre compte.
D'une part, les revendications des mouvements qui proclament l'autodéfense des Tutsis ou des populations rwandophones du Kivu sont légitimées aux yeux de la communauté internationale. Mais d'autre part, le Rwanda se maintient dans le jeu, comme l'hôte généreux de tous les persécutés avec qui il entretient des liens culturels évidents. Et si l'on y ajoute l'élément "génocide", tout pays a le devoir d'intervenir pour l'empêcher. Tout pays, y compris le Rwanda, qui en a en plus fait la douloureuse expérience.
Par ailleurs, le départ massif de personnes appartenant à une certaine communauté, sans motif valable comme les témoignages laissent penser, complique à coup sûr l'équation du retour de la paix dans le territoire de Masisi. Si certains peuvent penser que les Tustis, en allant au Rwanda, ne font que retourner chez eux, l'on peut comprendre les difficultés qu'ils éprouvent à retourner ensuite. Parfois leurs champs sont vites repris par d'autres personnes et leurs vaches égorgées.
D'autres personnes soupçonnent le Rwanda de faire partir ces gens pour pouvoir insérer massivement ses propres citoyens dans les rangs des réfugiés lorsqu'ils devront retourner. Ainsi il pourrait assurer le peuplement du Kivu par des rwandais dont le pays serait de plus en plus débordé avec l'accroissement de sa population. La méfiance à l'égard des Tutsi augmente de manière exponentielle. Et sur ce point-ci, ceux qui pourraient être entrain de faire un certain calcul avec ces déplacement manipulés de populations font erreur, car à long terme les choses pourraient se retourner contre eux et, malheureusement, contre des innocents qui ne savent pas vraiment en quoi on les entraîne.
Contrairement à ceux qui ne voient dans ce phénomène une manipulation rwandaise, je pense que les Tutsis du Masisi ont, comme d'autres habitants de ce territoire, de vrais problèmes sur lesquels les autorités devraient se pencher sérieusement. L'activisme des milices est une chose réelle. Les violences contre les femmes et les enfants, les pillages des biens, les conflits fonciers, ..., ce n'est pas de la fiction. Sauf que chaque communauté en est victime, et qu'un départ systématique vers le Rwanda n'est pas forcément la meilleure chose à faire. Encore que personne n'a encore été attaquée à Mugunga ou ailleurs du fait qu'elle était de telle ou telle ethnie.
Le manque de réaction des autorités congolaises prouve encore combien la RDC est un pays sans gouvernement, sans politique, sans stratégie. Le Kivu n'a pas fini de faire les frais de cette carence !