La reddition, lundi le 18 mars 2013 à l’ambassade des
Etats-Unis d’Amérique à Kigali, de celui que l’on surnomme le
« Terminator » a surpris plus d’une personne, autant qu’elle a
suscité des réactions tous azimuts de réjouissance et de soulagement de part le
monde. Les Nations-Unies, les Etats, les organisations de défense des droits de
l’Homme, la Cour pénale internationale, …tout le monde a salué une « bonne
nouvelle » pour les victimes de ses crimes, un « pas vers la fin de
l’impunité », une « victoire de la justice », un « message
fort envers ceux qui commettent des crimes dans cette région », et que
sais-je encore. Même le gouvernement Congolais, responsable en grande partie de
la grossière impunité dont Bosco Ntaganda a bénéficiée a joint sans remords sa
voix au concert de réjouissances pour la circonstance.
Mais la mise à la disposition de la Cour pénale
internationale du Général Bosco Ntaganda représente-t-elle réellement un
évènement qu’il faille célébrer autant pour les populations meurtries de l’Est
de la République Démocratique du Congo qui aspirent effectivement à la
restauration de la paix et de la stabilité dans leur contrée ? Ou alors, s’il
est vrai que l’impunité des criminels notoires est l’un des principales
articulations du cycle des guerres et des violences dans l’Est du Congo, en
quoi la reddition et le transfert de Bosco Ntaganda procèdent-ils d’une
dynamique de mettre effectivement fin à l’impunité ? La réponse à ces
interrogations – parmi tant d’autres – explique le sentiment d’indifférence et
de méfiance qui anime la majorité de la population de l’Est de la RD Congo face
un développement dont, logiquement, elle était censée être la première à se
réjouir.
La turpitude et l’impuissance
du gouvernement congolais
Mettre fin à l’impunité, cela suppose une volonté manifeste
de la part des autorités intéressées, et la mise en œuvre effective de leurs
pouvoirs pour rechercher, arrêter, juger et condamner les auteurs de crimes
commis. En l’occurrence, les autorités congolaises savaient que Bosco Ntaganda avait
commis des crimes odieux en Ituri – en tout cas qu’il en était soupçonné
par la Cour pénale internationale, qui avait lancé un mandat d’arrêt contre lui
en 2006. Mais plutôt que de le rechercher, de l’arrêter et de le transférer à
La Haye (faute de pouvoir le juger elles-mêmes), elles ont trouvé plus commode
de transiger avec lui…au nom de la paix !
Bosco Ntaganda, a été publiquement défendu et protégé par le
président Joseph Kabila, soi-disant garant de la justice et des lois. Promu au
grade de Général au sein de l’armée nationale (en dépit de sa nationalité
rwandaise d’après les documents officiels de la Cour pénale internationale),
« Terminator » a été chargé de diriger les « opérations
Amani » censées pacifier son abattoir de région. Quelle ironie ! Quel
mépris pour la paix et la justice, et pour ses innombrables victimes
congolaises ! Le comble, c’est que ni le Parlement, ni le pouvoir judiciaire n’ont
eu, en tant qu’institutions, le courage de dénoncer cette situation.
Même ainsi, Bosco Ntaganda et ses acolytes ont continué de
commettre des crimes de sang et des crimes économiques au Nord-Kivu, voire
au-delà : meurtres, enlèvements, viols, tortures, pillages, mafias
diverses … Ils sont restés déployés dans l’Est du Congo envers et contre tout,
entretenant une armée, et parfois une administration parallèles, et gérant des
réseaux d’exploitation et de commerce illicites des minerais. Les autorités
congolaises étaient conscientes de cela, et la société civile congolaise comme
différentes organisations de défense des droits de l’Homme n’ont jamais eu de
cesse à documenter ces crimes et à exiger que Bosco Ntaganda fût arrêté. Mais
Bosco Ntaganda a continué de vivre et de circuler paisiblement à Goma, aux yeux
de tous.
Au début de l’année 2012, la pression était devenue de plus
en plus grande sur les autorités congolaises, et spécialement sur le président
Joseph Kabila, pour que Bosco Ntaganda soit arrêté et jugé. Là encore, tout en
feignant vouloir l’arrêter, les autorités congolaises semblent avoir tout fait
pour lui permettre de s’enfuir. Le M23 est né : les autorités congolaises
l’ont vu prendre de l’importance et s’affirmer comme rébellion, sans nullement
sembler être pressé ou sérieusement préoccupés d’en finir. En l’espace d’une
année, de nombreux autres crimes ont été commis sous ce nouveau label sur
lequel planait l’ombre de Bosco Ntaganda, ou indirectement par ses effets
(naissance de nouveaux groupes armés, et résurgence d’anciens partout dans le
Kivu).
Ainsi donc, jusqu’à sa reddition – libre ou téléguidée, peu
importe – Bosco Ntaganda aura maîtrisé les autorités congolaises, plutôt que le
contraire. Il a nargué tout le monde (sauf peut-être ses parrains rwandais). Les
autorités congolaises n’ont absolument rien fait pour qu’il soit arrêté et
traduit devant la justice. Lorsqu’elles l’avaient à leur disposition, elles
n’avaient aucune intention de l’arrêter ; et lorsqu’il leur est venu un
semblant d’intention de l’arrêter, elles l’ont laissé s’enfuir avec la certitude
de ne pas pouvoir le rattraper (puisqu’elles ne peuvent même pas affronter la
rébellion qu’il a créée).
Dans ces conditions je trouve absurde, voire insultant, que
les gens osent voir dans la remise de Bosco Ntaganda à la Cour pénale
internationale, via Kigali et l’ambassade américaine, un quelconque signe de la
fin de l’impunité des crimes internationaux en RDC. Là où l’Etat ne peut pas ou
ne veut pas arrêter les criminels (à commencer par ceux qu’il côtoie), il n’y a
franchement aucun espoir de justice. Vue
du Congo, la remise de Bosco Ntaganda est purement et simplement un accident,
un fait inattendu et non-souhaitable qui n’a rien à faire avec une volonté (et
une capacité) de mettre fin à l’impunité de la part des autorités congolaises. On
ne peut pas prétendre aller dans le sens de mettre fin à l’impunité quand on
attend des criminels qu’ils décident eux-mêmes, au moment et dans les
conditions qu’ils veulent, d’accepter ou non de se mettre à la disposition de
la justice.
Tant d’autres
« Terminator » au Congo : on attendra qu’ils se rendent…
Bosco Ntaganda était certes une épine dans l’Est de la RDC,
et a dû jouer un rôle important dans les guerres et les violences qui s’y sont
produites ces dix dernières années. Mais de là à penser que son extirpation
suffit à marquer la fin de l’impunité, ou que c’est « un tournent majeur »
dans la recherche de la paix et de la stabilité dans cette région, il y a un
pas que seuls les naïfs sont peuvent se permettre de franchir. En tout cas, les
populations de l’Est de la RDC ne se fait aucune illusion : l’absence de
Ntaganda ne va rien changer à leur situation, pas même à celle de ses victimes
directes, plus spécialement.
L’une des raisons de ce scepticisme – j’allais dire ce
réalisme –, c’est le fait qu’il y a bien plus de « Terminator » dans
l’Est de la RDC qu’on ne le dit. Pas qu’on ne le sait pas, mais parce que ce n’est
pas politiquement « opportun », ou urgent, ou tout simplement parce
que les médias et la communauté internationale préfèrent regarder ailleurs. Depuis
1993 jusqu’à ce jour, ce sont des millions de congolais qui ont été tués dans
différentes guerres et violences successives. Mais la justice nationale est
trop limitée, il n’y a pas eu de tribunal international spécial pour le Congo
comme certains le souhaiteraient, et la Cour pénale internationale titube
encore sur ses pas.
Laurent Nkunda, Jules Mutebutsi, Sultani Makenga, Séraphin
Mirindi, Innocent Kaina, Baudouin Ngaruye sont-ils moins « Terminator »
que leur frère d’armes et maître Bosco Ntaganda ? Qu’en est-ils de ceux
qui sont cités, par exemple, dans le rapport Mapping des Nations-Unies sorti en
2010 mais resté lettre-morte jusqu’à ce jour ? (En particulier l’armée
rwandaise, avec à sa tête le président Paul Kagame et les officiers supérieurs
comme James Kabarebe, Faustin Kayumba, Charles Kayonga, Jack Nziza, et d’autres).
C’est sans citer les commandants des forces démocratiques pour la libération du
Rwanda, les innombrables chefs rebelles Mayi-Mayi, les officiers de l’armée
congolaise, etc.
Tous ces sinistres criminels, se rendront-ils jamais, eux
aussi, pour que les populations de l’Est de la RDC espèrent enfin obtenir la
justice ? Ce n’est pas pensable. Il faut bien qu’il y ait un Etat (dont
ils ne font pas partie) qui soit à mesure de les soumettre, et non pas à couvrir
de galons leurs lamentables épaules.
La justice
internationale et ses aberrations
D’emblée, il est évident qu’aucun châtiment ne peut réparer
ce que Bosco Ntaganda et ses acolytes ont commis comme crimes dans l’Est de la
RD Congo. Mais au-delà de cela, combien d’années durera son procès ? De combien
d’avocats bénéficiera-t-il, dans quel luxe relatif vivra-t-il, et combien de
millions de dollars engloutira ce procès, pendant que ses victimes continueront
de vivoter dans le dénuement, l’insécurité et la misère ? Le Bureau du
procureur ne commettra-t-il pas de ces bourdes qui aboutiront à son
acquittement ou à sa condamnation à une peine dérisoire ? Quelle sera la
place des victimes dans ce procès ? Seront-elles dédommagées un tant soit peu ?
Connaîtront-elles jamais toute la vérité sur les faits, sur les leurs disparus,
sur les éventuels commanditaires de ces guerres et ces violences atroces dont
Bosco Ntaganda ne pourrait être que l’un des exécutants ?
Ce sont autant de questions que les populations de l’Est de
la RDC se posent légitimement. Elles ont l’expérience pas très reluisante des
précédents procès des Congolais Thomas Lubanga, Matthieu Ngudjolo et Germain
Katanga. Mais on leur a dit aussi que Bosco ne serait poursuivi « dans un
premier temps » que pour les crimes commis entre 2002 et 2003 en Ituri. Au
Nord-Kivu, on peut encore attendre. Mais combien de temps ? Et pour quel
résultat ? Autant d’interrogations et de doutes qui ne laissent que trop
peu de place à l’espoir d’une véritable justice, aux antipodes de l’impunité et
à la croisée de la paix.
Justice, l’autre nom
de la paix
Les autorités congolaises se sont jusqu’ici comportées en
prédateurs, autant que les milliers de criminels qui versent sans vergogne le
sang des Congolais innocents. Elles choisissent des raccourcis (intégration des
miliciens, promotion des seigneurs de guerre, accords compromettants avec certains
groupes et Etats, bradage de la justice au nom d’une paix qui s’avère toujours
imparfaite et éphémère, etc.).
La paix a un prix. Ce n’est pas la lâcheté, la facilité, la
compromission, l’entente avec des criminels. C’est au contraire oser la
justice, faire des réformes pour déraciner les causes profondes des conflits au
nombre desquelles se trouve l’impunité. Ce courage manque cruellement aux
autorités congolaises, qui, hélas, s’obstinent à ne rien apprendre des
expériences du passé et répètent bêtement les mêmes erreurs.
Avec la reddition de Bosco Ntaganda, on a au moins deux
gagnants : le Rwanda, qui essaie de démentir, non sans succès, les
appréhensions de la communauté internationale sur son rôle dans la
déstabilisation de la RDC en se faisant mine d’être partie de la solution
plutôt que du problème. En l’occurrence, que Bosco Ntaganda se soit rendu au
Rwanda ; que le Rwanda ne se soit pas opposé à son transfert à la CPI,
quoique n’étant pas signataire du statut de Rome, ce ne sont pas des faits
anodins. Si Bosco Ntaganda avait une mission à accomplir pour le Rwanda, il l’a
accomplie. Il peut donc passer le témoin. Et Dieu sait si, avant sa remise à l’ambassade
américaine, Bosco Ntaganda n’a pas été conditionné pour ce qu’il devra dire ou
ne pas dire à La Haye !
L’autre gagnant s’appelle Sultani Makenga, l’autre « Terminator »
de l’Est de la RDC, contre qui il n’existe pas (encore) de mandat d’arrêt
international. Il est désormais sans véritable challenger à la tête du M23. Ce
n’est pas pour rien qu’aussitôt Bosco Ntaganda mis hors-jeu, le médiateur
ougandais a annoncé la reconnaissance de la délégation de l’aile Makenga à
Kampala, et que la reprise des pourparlers a été annoncée pour cette semaine. Un
accord avec le camp Makenga n’est plus donc qu’une question de jours. Un accord
qui devrait consacrer de nouveau l’intégration des éléments du M23 (à Kinshasa on
ne parle plus de « l’agression »), à l’attribution de grades, à l’insertion
à des postes politiques, à l’amnistie, etc. Presqu’exactement comme il y a
quatre ans, à la faveur de l’accord du 23 mars 2009. Le gouvernement congolais
semble résolu à signer un tel accord. Son rapprochement avec Sultani Makenga
est évident. Qui parlera de justice pour les crimes commis pas Sultani Makenga
et ses troupes ? Qui rappellera que Makenga et Laurent Nkunda, la personna non grata d’il y a quelques
années, sont comme un seul homme ? Aura-t-on supprimé les raisons à la
base de la naissance du M23 et arrêté les « causes profondes » du
cycle de guerres et de violences ? Absolument non.
En somme, la reddition de Bosco Ntaganda va servir de
prétexte à ménager d’autres criminels à signer la paix pour encore un mois, un
an, en attendant le prochain couaque et la résurgence d’une autre rébellion. La
solution aux crises sécuritaires persistantes en RDC est encore très loin de
portée. Et tant que les Congolais auront un Joseph Kabila comme président, des
parlementaires cupides, une armée d’affairistes et d’amateurs, une population
naïve et attentiste, on peut oublier tout changement significatif.
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