Minova: Des enfants dans un camp spontané pour déplacés internes ayant fui les violences dans le territoire de Masisi. Photo: JMobert. |
Par Jean-Mobert N.Senga
1996 : la guerre
qui allait emporter le régime trentenaire de Mobutu éclate, quelque part au
Sud-Kivu, dans l'est de la République Démocratique du Congo. En première ligne
se trouvent les Banyamulenge – ces Tutsis Congolais vivant principalement dans
les plateaux de Mulenge au Sud-Kivu et dont la citoyenneté zaïroise était
déniée par les caciques du Mouvement populaire de la Révolution, parti-Etat.
Ils ont pour principaux alliés, si pas meneurs, d’autres Tutsis – étrangers,
ceux-là – les militaires de l’Armée Patriotique Rwandaise venus de l’autre côté
de la rivière Ruzizi, chez le minuscule voisin de la RDC, le Rwanda, où ils
venaient fraîchement de renverser le régime du Hutu et ami personnel de Mobutu,
le général Juvénal Habyarimana.
Deux ans plus tard, presque
jour pour jour, alors que la rébellion de l’AFDL dans laquelle les Banyamulenge
et d’autres Tutsis Congolais s’étaient tant investis dirige désormais le pays,
avec à sa tête Laurent-Désiré Kabila, une autre rébellion éclate : le
Rassemblement Congolais pour la Démocratie. Elle fait suite à l’endurcissement
de ton – appelons - le comme cela – par Laurent-Désiré Kabila à l’égard de ses
parrains Tutsis (Congolais et Rwandais). Soutenu également par le Rwanda, le
RCD occupera jusqu’à la moitié du territoire national et durera jusqu’à la
transition politique de 2003. Entretemps, le « traître »
Laurent-Désiré Kabila – « traître » aux yeux des Tutsis et du Rwanda
ayant substantiellement contribué à le faire installer au pouvoir – aura été
assassiné dans des circonstances encore troubles à ce jour. Victime de la
revanche des Tutsis qui lui en voulaient de les avoir trahis ? C’est l’une
des hypothèses plausibles...
En 2003, à la suite
d'âpres négociations entre Kinshasa et ses rébellions, un Tutsi (Munyamulenge)
occupera le poste de vice-président pour la première fois dans l'histoire du
Congo, en la personne d’Azarias Ruberwa Manywa, tandis que de nombreux autres
seront déversés dans l’armée, la police, les services des renseignements et
l’administration publique. Pour la première fois aussi, en 2006, un Tutsi – le
même Azarias Ruberwa – sera candidat à l’élection présidentielle. Pourtant, à
peine le « nouveau président » Joseph Kabila élu, d’autres Tutsis
tentent une rébellion : Jules Mutebusi et Laurent Nkunda. Ayant échoué au
Sud-Kivu, ce dernier émigre au Nord-Kivu où il crée, quelques mois plus tard,
le « Congrès National pour la Défense du Peuple » (CNDP). En réalité,
c’est un « Congrès pour la défense des Tutsis » qu’il estime marginalisés,
forcés à l’exile au Rwanda et dans d’autres pays, et menacés par les rebelles
Hutu rwandais installés au Congo depuis 1994. Au fur et à mesure des
péripéties, on ira jusqu’à la création, début 2012, de l'actuel
« Mouvement du 23 Mars » (M23) qui occupait encore il y a quelques
jours une partie importante du Nord-Kivu.
De Azarias Ruberwa,
Bizima Karaha, à Bosco Ntaganda, Sultani Makenga, en passant par Laurent
Nkunda, les chefs de guerre Tutsis qui mènent les rébellions en République
Démocratique du Congo prétendent lutter pour les droits de leurs frères
Tutsis : droit à la nationalité, droit à être considérés dans la vie
nationale, droit à retourner au pays pour les exilés, etc. Mais la main du
régime Tutsi du Rwanda n’est jamais loin de toutes ces intrigues guerrières, si
bien que les Tutsis sont de plus en plus indexés – collectivement, hélas !
– comme étant en grande partie à la base des souffrances endurées par les
populations congolaises. L’idée qu’il y aurait un plan d’instaurer un empire
Tutsi-Hima dans la région, ou encore d’opérer la partition de l’Est de la RDC à
leur faveur a fait long feu. Le président Joseph Kabila, accusé à tort ou à
raison d’incompétence est lui-même taxé de Tutsi ou de Rwandais. Mais bien sûr
l’exacerbation, parmi les autres Congolais, du ressentiment envers les Tutsis
n’est pas l’unique conséquence de ces rébellions menées en leur nom. D’une
part, outre les millions de morts depuis 1996, des millions de gens ont dû fuir
leurs maisons et leurs villages pour s’installer en lieux relativement plus
sûrs au pays ou à l’étranger. La perte des biens, l’abandon de l’école pour des
millions d’enfants, le viol massif des femmes, …sont autant d’autres
conséquences. D’autre part, la situation des Tutsis Congolais ne s’est guère
améliorée; bien au contraire. Des milliers d’entre eux vivent en exile depuis
des décennies, et les guerres que l’on mène en leur nom sont loin de leur
permettre un retour serein, voir un retour tout court.
Bref, comme le résumait
si bien dans une interview Enock Ruberangabo, le lucide président de la
communauté Banyamulenge de la RDC, les Tutsis Congolais sont « doublement
victimes » des guerres chroniques que connaît la République Démocratique
du Congo : comme d’autres Congolais, tout d’abord, ils vivent au quotidien
les violences, l’exile et la misère ; et comme Tutsis, ils sont désignés
comme étant les coupables, marginalisés, exclus, haïs, honnis par les autres
communautés. Or, bien peu parmi les Tutsis ordinaires sont ceux qui trouvent
leur compte dans cette folie, dont seuls quelques officiers militaires, hommes
d’affaires et politiciens connaissent les tenants et les aboutissants. On en
dirait autant, d’ailleurs, pour les autres groupes armés soi-disant
communautaires (Hunde, Hutu, Lega, Nyanga, Tembo, Shi, etc.), dont seule une
poignée de manipulateurs sont toujours bénéficiaires, et qui n’en embrasent pas
moins les communautés tribales et ethniques, en les opposant les unes aux
autres.
Alors, ces guerres et
ces violences valent-elles vraiment la peine ? A qui profite-t-elles réellement ?
Rarement à ceux dont elles portent abusivement le nom, qu’ils s’appellent
Tutsi, Hunde, Lega, Hutu, Nyanga, Nande ou Tembo. Le jour où la population aura
intériorisé cette réalité, personne ne pourra plus se servir de
l’instrumentalisation ethnique pour justifier ou essayer de légitimer les
violences. Et heureusement que ce jour est entrain de poindre à l’horizon,
puisque de plus en plus de gens réalisent combien on est tous perdants dans la
guerre ; combien les guerres qui opposent les uns aux autres ont toujours
leur manipulateur, au pays ou à l’étranger, qui en tire parti et qui a intérêt
à ce qu’elles perdurent.
Article publié
initialement sur le site de Christoph Vogel (le 12 novembre 2013) dans le cadre
des essais "Amani Itakuya", sur ce lien : http://christophvogel.net/2013/11/12/amani-itakuya-14-est-de-la-rdc-ces-guerresau-nom-des-tutsis/